vendredi 5 février 2016

Présentation


Bonjour,
Je m'appelle Jean Nerbert et je suis depuis un an professeur à l'Université de Tokyo Tōdai (東大) dans le département Lettres et Sciences humaines. Je suis très fier de ma nomination, car il est rare qu'un professeur étranger soit nommé pour enseigner la religion japonaise aux Japonais eux-mêmes. Ce blog est destiné à mes anciens élèves de l'Institut national des langues et des civilisations orientales de Paris, plus connu sous le nom de "Langues O." Mais il est aussi ouvert à tous ceux que la cosmogonie japonaise intéresse.
En réponse à la question qui intéresse trois de mes anciens élèves: "Quelle est l'empreinte de la cosmogonie japonaise dans le Japon actuel?", j'ai commencé par rédiger un premier article analysant la cosmogonie japonaise. 
Comme ces étudiants en première année sont peu familiers avec la religion japonaise, j'ai eu recours à une analyse comparative de cosmogonies, pour qu'ils visualisent mieux de quoi il s'agit. A ceux qui liront cet article, je réserve une surprise, puisque j'y révèle une interprétation nouvelle de la cosmogonie qui précède l'arrivée de Izanagi et Izanami... A ma connaissance, elle n'a jamais été avancée, et je dois avouer que c'est une circonstance très particulière de ma vie qui m'y a fait penser... Chers étudiants, j'ai l'honneur et la joie de vous annoncer que ma femme Aïko et moi attendons un enfant pour Tenjin Matsuri... fin juillet pour les néophites. Cette année, nous n'irons donc pas au festival d'Osaka pour la cérémonie de protection des études et des arts!
Après l'analyse des spécificités de la cosmogonie japonaise- faite à partir du Kojiki (le Nihongi est trop contaminé par la culture chinoise pour être une source intègre), je suis rentré dans le vif du sujet en développant une étude comparée entre cosmogonie et Japon actuel, avec forces images et en m'appuyant sur nombres de textes littéraires et documents iconographiques.
Les passionnés de mangas vont se régaler!
En conclusion, je propose, en toute humilité, des hypothèses pour justifier la permanence de la tradition dans une société très moderne comme l'est celle du Japon. Je m'appuie sur l'étude de la philosophie shintoïste, la cosmogonie et l'histoire même du pays.
Bonne lecture! 
N'hésitez pas à commenter mes articles si vous avez des questions ou des remarques pertinentes. Controverses bienvenues, mes chers étudiants!

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Merci
Jean Nerbert


Les stades de la création du monde

Les différentes étapes de la cosmogonie japonaise selon le Kojiki.
Le Kojiki
Page du Kojiki
Le Kojiki ( « Chroniques des faits anciens ») compile mythes et légendes nippones et est l’un des deux textes sacrés de la culture japonaise.. Il a été achevé en 712 si l’on accorde foi à la Préface de l'auteur Hieda no are. Nous avons choisi d’étudier le Kojiki plutôt que le Nihongi, l’autre texte sacré japonais achevé vers 720, car les spécialistes sont d’accord pour dire que ce dernier a été influencé par les conceptions et le style de la littérature chinoise de son époque, tandis que le Kojiki apparaît comme plus pur, et plus proche de la source de la pensée japonaise. Toutes les citations de cet article dont la source n’est pas spécifiée, sont tirées du Kojiki.

Hieda no are



Première étape: le monde d’avant la création.

La première étape du monde est une étape antérieure à la cosmogonie. Cette étape est représentée par un univers où il y aurait toutes choses mais en désordre, un peu à la manière du Chaos dans la Bible. Dans les textes sacrés japonais, cette étape, antérieure à la Création, est assimilée à une divinité (appelée au Japon« kami ») : Ame-no-minaka-nushi. Ce nom signifie en japonais « espace infini » ou « grand vide ». Et dans de multiples mythologies et dans nombre de philosophies, notamment chez Platon, l'infini relève du divin, et représente une étape antérieure à celle de la création. En passant cette étape Platon explique que l'univers passe de l'infini au fini, de l'intemporel vers le temporel : le monde parfait divin devient le monde imparfait des Hommes. Avec Ame-no-minaka-nushi, nous sommes ici encore dans le temps mythique et parfait tel que l’a défini le mythologue Mircea Eliade. Le temps ne s'écoule pas à ce moment de la création et c'est cela qui caractérise l'intemporalité, l'infini, mais aussi le vide. Contrairement au monde des Idées, donc au monde parfait de Platon, cette étape assimile Ame-no-minaka-nushi au Vide, “Or la terre était vide et vague” dit la Genèse. L'univers n’est pas créé ex nihilo, à partir de rien, comme la science moderne l’imagine avec le Big Bang mais à partir d'un matériau primordial,  indifférencié dont on ne distingue rien de fini. C'est pour cela que l'on dit que l'univers est vide et infini. Il possède tout pour créer mais ne sait pas comment s'y prendre. En tout cas il porte en lui toutes les promesses du monde pour réaliser un monde ordonné et stable.


La deuxième étape: première organisation du désordre autour d’un Centre, et apparition de deux polarités.
le Chaos qui s'organise autour d'un centre
Entre la première et la deuxième étape, une ellipse a lieu et sans qu'on n'en sache exactement la cause, le grand vide s'organise autour d'un Centre et le monde commence à se différencier. Deux polarités, au début entrelacées (comme dans le Tao, où s’enlacent le yin et le yang) se séparent. Le principe masculin est le kami Takami-mi-musubi et le principe féminin le kami Kami-musubi. Ensemble on les appelle les Musubi. Ils incarnent le premier désir, le désir de création, l'aspiration au changement et à l'évolution « l'esprit de naissance et de devenir » dit le Kojiki. Takami-mi-musubi est la force qui va de l'intérieur à l'extérieur, qui ensemence, qui développe et multiplie (comme le yang). Kami-musubi est la force qui va de l'extérieur à l'intérieur, qui reçoit, protège et unifie (comme le yin).  Le Kojiki compare cette étape à une sorte d'œuf. Cette métaphore se retrouve également dans la cosmogonie des Peuls, pasteurs de la région sub-saharienne, où Guéno l’Éternel créé l’oeuf Botcchio'ndé d’où naîtront ensuite toutes les autres créatures. Selon ces derniers,  cet oeuf contient "la totalité de l'Univers visible et invisible, la totalité des forces existantes ainsi que la somme de toutes les connaissances possibles".


Troisième étape: premières différentiations de l’oeuf. Apparition de la lumière et différenciation du Ciel et de la Terre, du Soleil et de la Lune, apparition des astres.
Oeuf Cosmique de Jacob Bryant, 1774.
Ensemble les Musubi créent le premier objet terrestre : une pousse de roseaux, que les spécialistes assimilent à la lumière. Puis cette pousse de roseaux, première source de lumière, devient le Soleil, s'élève dans le ciel comme un nuage et par sa présence, crée le Pays céleste, c’est-à-dire le Ciel. Du Soleil se sépare, ensuite la Lune. A la fin de cette troisième étape, la Terre a été séparée du Ciel, et les principaux astres ont été créés dans le firmament.


Quatrième étape: apparition du principe de multiplication. Naissance de sept paires complémentaires de kami.


Ces sept paires complémentaires de kami sont aussi le fruit de la même pousse de roseaux. Ce sont tous des concepts représentés sous la forme de divinités qui sont tous indispensables à la Vie.


Première paire: Umasi-ashi et Ame-no-toko, ou la première énergie nécessaire à l’apparition de la vie.
La première paire évoque l’énergie nécessaire pour passer de l’immobilité (la Terre séparée du Ciel reste immobile, la Lune séparée du Soleil reste immobile) au mouvement de la vie et de la reproduction du vivant. Umasi-ashi incarne l'énergie du feu dont auront besoin les futures créatures du monde terrestre, comme l’atteste dans la mythologie grecque la figure de Prométhée. Ame-no-toko, dont le nom signifie «Ciel» incarne une sorte de programme qui modèle le réel, un peu comme l’ADN. Le Kojiki définit ainsi la kami par ce concept « la Loi éternelle, qui est sans forme, mais agit sur la matière existante » qui n'est pas sans rappeler le Verbe de la Genèse grâce auquel Dieu modèle le monde par sa seule envie de créer. Ainsi rappelons-nous du Dieu des chrétiens qui dit dans la Bible: « Que la lumière soit. Et la lumière fut ». Tout semble donc être prêt pour l’étape suivante, car quand la volonté de mouvement commencera à agir pour produire du réel, le monde pourra alors être créé.


Deuxième paire: Toyo-kumu et Kuni-no-toko. L’intégration du spirituel dans le matériel.
Toyo-kumu est le principe du mélange, de l'amalgame, de l'intégration, et Kuni-no-toko évoque « la terre, le pays ». Le résultat de l’union de cette deuxième paire est la naissance de « l'Esprit éternel du pays ». On peut donc dire que le monde, fécondé par l’énergie de cette paire sert à créer le Pays (et avant même que la Terre n’ait été créée en tant que telle). Par “Pays” il faut évidemment comprendre le Japon, non pas encore le Japon en tant que pays réel mais en tant qu’Idée de Terre promise. Le concept “idée d’un pays” peut nous sembler obscure, mais il faut se rappeler que les chrétiens aussi pensaient que la fondation de la ville de Jérusalem avait été précédée par la fondation d’une autre Jérusalem. La Jérusalem céleste, cité idéale située dans le ciel et contenant l'idée d'une ville Mère qui serait ensuite la Jérusalem terrestre, bâtie de la main de l’homme. Cela ce voit notamment dans le passage où le Dieu des chrétiens ravit Ezéchiel avec une vision spirituelle où il lui montre la Jerusalem Céleste, après l’avoir transporté sur une montagne très élevée. Au Japon “L’esprit éternel du pays” doit donc aussi être compris comme une sorte de “Japon céleste”, c’est-à-dire une certaine idée du Japon qui contient, en puissance,  déjà l'esprit du futur vrai Japon.


Troisième paire: U-hiji-ni et Su-hiji-ni. Principe de réalité et de solidité.
La Terre, encore inachevée ressemble davantage « à de l'huile qui flotte » qu'à une masse solide. C’est la  troisième paire de kami, U-hiji-ni /Su-hiji-ni, qui va lui donner consistance . U-hiji-ni est le seigneur de la boue et Su-hiji-ni le seigneur du sable. On remarquera qu'ils sont tous deux une phase intermédiaire entre l'élément liquide (huile) et l'élément solide (terre). La boue étant le mélange de ces deux éléments, et le sable, étant une forme solide qui réagit comme si elle était liquide. De plus, le sable se trouve le plus souvent à proximité de l'eau. Cette nouvelle paire de kami prépare la transition entre le Pays en tant qu’idée vers la création de la terre en temps que telle. On notera que dans l’imaginaire japonais (comme dans celui de tous les peuples) l’idée est subtile tandis que la réalité est épaisse. U-hiji-ni et Su-hiji-ni commencent donc le chemin du liquide vers le solide et l’épais.


Quatrième paire: Tsunu-guhi et Iku-guhi. L’infusion de la vie.
Le monde est désormais assez épais pour qu'on l'anime et qu'on y insuffle la vie. Et Tsunu-guhi et Iku Guhi incarnent justement tous deux l'infusion de la vie. Tsunu-guhi serait la potentialité de la vie à un stade encore pré-embryonnaire, un peu comme le patrimoine génétique contenu dans nos spermatozoïdes et dans nos ovules que nous léguons, car “tsunu” signifie “un germe dans lequel on ne peut pas encore distinguer les mains et les pieds, la tête et la queue”. Tandis que “iku” signifie “commencement de la vie”, donnant au kami Iku-guhi le sens de “kami intégrateur de la vie”, qui représente le principe de la fécondation qui s'opère dans l'utérus d'une femme où deux patrimoines génétiques se rencontrent.


Cinquième paire: Ô-to-no-ji et Ô-to-no-be. Apparition dans le processus de création du principe de bi-sexualité.
Les noms de ces kami ne se distinguent que par les syllabes: -ji et -be qui indiquent respectivement le masculin et le féminin. On peut supposer que ces kami représentent ensemble le principe de bi-sexualité nécessaire à la génération, et à la diffusion exponentielle de la vie. Des spécialistes prétendent même que  Ô-to-no-ji incarne l'appareil génital masculin et Ô-to-no-be l'appareil génital féminin. C'est à partir de ces kami, deux entités non encore sexuées mais porteuses de potentialités mâle et femelle que l'acte de création peut croître de façon exponentielle.


Sixième paire: Omo-daru et Aya-kashiko-ne. Apparition de la perception sensorielle.
L'avant-dernière paire de kami a pour concept, la perception : Omo-daru incarne l'objet perçu et Aya-kashiko-ne le sujet percevant. A travers ces deux kami, la cosmogonie japonaise s'intéresse enfin aux rapports qui se tissent entre  soi et un autre.


Avant d’étudier la dernière paire de kami, chers étudiants, je voudrais vous proposer une interprétation personnelle, nouvelle, séduisante mais que tous vous n’approuverez pas. Sans plus attendre, la voici: les premières étapes de la cosmogonie japonaise rappellent une gestation humaine! Aucun critique à ma connaissance n’en a encore jamais parlé, et je dois avouer que je n’y avais jamais pensé. Evidemment, mon idée est discutable, car il est certain qu’elle est anachronique. Mais même si le Kojiki a été écrit à une époque où l’avancée scientifique connaissait bien mal les étapes de la gestation humaine (et ignorait tout de la génétique), il n’est pas impossible que les peuples, tout ignorants qu’ils sont dans les processus scientifiques, puissent avoir une idée de la gestation humaine. En effet les cosmogonies définissent les connaissances individuelles ou même collectives, (de manière inconsciente je suppose) de mystères scientifiques et religieux qui coïncident avec nos connaissances actuelles ! Plus je relis mes notes, plus j’ai l’impression que les japonais ont imaginé la création du monde en utilisant un raisonnement analogique. Suis-je le seul à voir dans tout le début du Kojiki une métaphore filée de la grossesse humaine, laissant entendre que le monde aurait été créé un peu de la même manière qu’un foetus? Je dois avouer maintenant aussi, que cette idée m’est venue dans un moment personnel et particulier… lorsque je faisais la lecture du Kojiki à voix haute, devant ma femme Aïko, dont je caressais le ventre rond… car nous attendons un enfant pour bientôt. Tout à coup, le texte et la réalité se sont télescopés, pour parvenir à la théorie qui suit.


La cosmogonie japonaise (jusqu’à l’apparition de la septième paire d’Izanagi et d’Izanami) comme métaphore filée d’une gestation humaine.
La première étape de la création du monde, c’est le ventre vide de la femme (Ame-no-minaka-nushi « espace infini » ou « grand vide »). La deuxième étape, c’est l’apparition d’un désir nécessaire pour la génération ( Les Musubi « l'esprit de naissance et de devenir » qui mènent à la création d’un oeuf grâce à la fécondation symbolisée par le jaillissement de la lumière). La troisième étape, ce sont les premières multiplications de l’oeuf jusqu’à la nidation à partir de laquelle il y a un haut et un bas (séparation du Ciel et de la Terre) mais encore une illusion d’immobilité (on ne voit guère de changement encore chez la femme à ce stade de la grossesse). A partir de la quatrième étape de la cosmogonie, il ne s’agit plus d’un oeuf mais d’un foetus. Voilà pourquoi les kami maintenant se succèdent avec plus de rapidité, chacun évoquant un nouveau stade. Umasi-ashi et Ame-no-toko parlent du mélange génétique qui se produit entre les gamètes du père et de la mère, et Toyo-kumu et Kuni-no-toko de l’ADN propre au foetus qui en résulte (“l’Esprit éternel du pays). U-hiji-ni et Su-hiji-ni sont les principes de solidité qui évoquent le moment où la grossesse devient palpable et réelle, lorsque le ventre dur de la mère expose la présence du foetus. Tsunu-guhi et Iku-guhi parlent de la spécialisation des cellules du foetus, de son développement. Ô-to-no-ji et Ô-to-no-be quant à eux évoquent la spécialisation des cellules sexuelles (les cultures traditionnelles ont souvent cru que le sexe de l’enfant n’était  déterminé qu’à la fin de la grossesse, et que la mère pouvait d’ailleurs avoir une influence sur lui jusqu’à l’étape finale de la naissance, notamment grâce au régime alimentaire). La sixième paire de kami, Omo-daru et Aya-kashiko-ne, évoque pour finir le stade où le foetus est suffisamment développé pour pouvoir interagir avec le monde extérieur qu’il perçoit sans voir. Tout est maintenant prêt pour la naissance, et c’est ce que va provoquer la dernière paire de kami, qui est un couple, notons-le, et qui va agiter le monde pour le faire naître et le rendre enfin réel.


Septième paire: Izanagi et Izanami. Naissance du monde en tant que tel.
Izanagi et Izanami
            avec la lance
Jusqu'à maintenant dans l'univers, il y a une matière première (terre liquide « à la dérive ») et des principes ordonnateurs et générateurs. Les quinze kami déjà vus jusqu'ici, aussi appelés « kami célestes » vont alors charger la dernière paire de kami, Izanagi et Izanami, de concevoir la terre. Pour cela, ils leur donnent une « lance céleste ornée de joyaux » avec laquelle les deux derniers kami, depuis le Pont flottant du Ciel, sorte de Centre cosmique qui relie les cieux et la Terre, remuent « l'eau salée » de « la plaine océane bleue ». Les gouttes qui tombent de la pointe de la lance se coagulent et forment la première terre, l'île légendaire d'Onogoro (Ne la cherchez pas sur une carte du Japon!).
Il est assez intéressant de remarquer que la naissance du monde est assimilée à une “coagulation” (car -goro signifie coaguler), reprenant cette idée que le liquide devient enfin solide. Ce premier mouvement qui ordonne la matière peut être rapproché d'épisodes variés apparaissant dans d'autres cosmogonies comme le barattement de l'océan de lait dans les mythologies hindoue et bouddhique. Le monde est donc à ce moment officiellement créé.


Cinquième étape: expansion de l’univers par l’accouplement d’Izanagi et d’Izanami.


Les kami célestes décident alors qu'Izanagi et Izanami devraient s'unir sexuellement pour multiplier la terre (pour l’instant il n’y a que l’île d’Ogonoro qui a été créée) et les créatures. Ces deux kami sont donc des « hommes primordiaux », êtres divins à l'apparence humaine qui portent déjà en eux tout le destin du monde, créatures créateurs de la même espèce que le Purusha de la philosophie hindoue, l'Adam Kadmon de la tradition
Adam Kadmon
hébraïque ou l'Adam de la
Genèse. Leur mission consiste à s’unir d’abord pour créer des terres, ensuite pour enfanter d’autres kami (les kami célestes jusqu’ici apparaissaient de manière spontanée).


Mais Izanagi et Izanami ne deviennent pas tout de suite créateurs. Dans le Kojiki, ils sont un peu représentés comme des enfants qui découvrent leur sexualité. La kami Izanami s'étonne : « mon corps s'est développé en croissant mais il y a une partie qui ne s'est développée de façon continue ». De même Izanagi s'étonne : « mon corps s'est développé en croissant mais il y a une partie qui s'est développée de façon superflue. » Et il propose : « Ne serait-il pas bien que j'introduise la partie de mon corps qui s'est développée de façon superflue dans la partie de ton corps qui ne s'est pas développée de façon continue et que nous procréions des terres ?». Izanami propose alors une manière de s'y prendre, et après avoir construit “l’Auguste Pilier Céleste”, ils s'unissent après avoir rituellement tourné autour. Le mythologue
Mircea Eliade
Mircea Eliade a étudié l’importance du symbole architectonique du Centre autour duquel le monde s’organise et se construit, et il révèle que selon les cultures, ce Centre peut-être soit une Montagne Sacrée où se rencontrent le Ciel et la Terre et qui se trouve au centre du Monde (comme le Mont Olympe chez les Grecs), soit un temple ou un palais sacré, soit un
Axis Mundi, un axe du monde considéré comme un point de rencontre entre le Ciel, la Terre et les Enfers. Il faut croire que “l’Auguste Pilier Céleste” est un axis mundi, et en plus, il est lui-même situé au milieu du palais céleste d’Izanagi et d’Izanami qui est lui même situé sur l'île d'Onogoro , elle-même Centre de la Terre.
Malheureusement les trois premières créatures enfantées par le couple sont jugées “inadéquates” et abandonnées à  leur naissance. Les parents les placent sur une barque et les envoient à la dérive sur la mer. La première de ces créatures inadéquates s’appelle Hiru-ko “le Jeune Soleil” et les spécialistes l’assimilent généralement au soleil levant, car au Japon, le soleil se lève dans la mer, et ce soleil naissant dans l’horizon de la mer rappelle la légende d’Hiru-ko. Il faut aussi dire que le nom que les Japonnais donnent à leur pays n’est pas “Japan”, nom donné par les étrangers, mais “Nippon” et “Nihon” (qui sont homonymes dans le système idéographique 日本;) et qui signifient tout deux “origine ou racine du soleil”, expression souvent traduite en français comme “Pays du Soleil levant”, comme cela apparaît dans leur drapeau officiel.
Izanagi et Izanami demandent alors aux kami célestes comment avoir des enfants adéquats. On leur explique que “leur union n’a pas été adéquate parce que la femme a parlé la première. Redescendez et modifiez l’ordre de vos paroles”. Une fois le couple revenu dans son palais, et après avoir tourné autour de l’Auguste Pilier, c’est Izagani qui commence les augustes salutations avant l’auguste coït. Et c’est ainsi qu’ils procréent (et le verbe japonais désigne vraiment la génération sexuelle humaine) leur premier enfant adéquat, l’actuel archipel japonais.
Après avoir engendré de très nombreuses îles, Izanagi et Izanami engendrent des kami: le kami de l’Océan, celui des Rivières, celui du Vent, celui des Arbres, celui des Montagnes, etc... Cette étape correspond à l’organisation de l’espace géographique de l’archipel japonais, le premier enfant adéquat du couple. Cette étape peut être rapprochée du troisième jour de la Genèse de la Bible, lorsque Dieu sépare le continent de la masse des eaux, et sur les terres envoie la verdure, les herbes, les fruits et les arbres.
Puis Izanagi et Izanami engendrent des kami qui incarnent des savoir-faire techniques nécessaires à la survie des humains: le kami du Bateau (la pêche et le déplacement maritime sont indispensables sur un archipel volcanique), le kami de la Grande Nourriture et le kami du Feu. Ce dernier kami a une grande importance pour le reste de la cosmogonie, puisqu’il provoque la mort de sa mère Izanami : en naissant, il lui brûle les parties sexuelles, blessure dont elle meurt. Il est difficile ici de ne pas faire le lien entre le kami du Feu et Prométhée qui vole le feu sacré divin pour le donner aux hommes, ce qui le met en directe rivalité avec Zeus, qui le poursuit pour cet acte de lèse-majesté, et le punit à un châtiment horrible (il est condamné à être enchaîné à un rocher et à voir son foie dévoré par un aigle chaque jour jusqu'à l'éternité !). Les préhistoriens font d’ailleurs de la découverte du feu, et surtout de sa maîtrise, l’une des premières preuves de notre humanité. Le préhistorien Henry de Lumley, actuellement directeur de l’Institut de Paléontologie Humaine à Paris, l’explique ainsi: "Aux environs de 400 000 ans, avec l’apparition des premiers foyers aménagés, se développe vraisemblablement autour du feu une vie sociale plus organisée. Le feu a été un formidable moteur d’hominisation. Il éclaire et prolonge le jour aux dépens de la nuit ; il a permis à l’homme de pénétrer dans les cavernes. Il réchauffe et allonge l’été aux dépens de l’hiver ; il a permis à l’homme d’envahir les zones tempérées froides de la planète. Il permet de cuire la nourriture et, en conséquence, de faire reculer les parasitoses. Il améliore la fabrication des outils en permettant de durcir au feu la pointe des épieux. Mais c’est surtout un facteur de convivialité". L’homme est le seul animal qui a non seulement domestiqué le feu, mais qui a été capable de le reproduire à l’infini. Ce que disent finalement les mythes, c’est que la découverte et la maîtrise du feu a séparé les hommes des animaux, et que ce savoir-faire, dans des sociétés profondément religieuses, fait de l’homme un dieu. Voilà pourquoi Prométhée vole le feu aux dieux (il s’en approprie la puissance pour la donner aux hommes) , et explique aussi pourquoi le kami du Feu tue sa mère: après la création du feu, il est temps que les dieux laissent la Terre aux hommes.


Sixième étape : désunion des kami générateurs, et apparition du cycle de la vie.
Les trois enfants d'Izanagi
Izanami meurt, (mais meurt comme peut mourir un dieu), et se rend dans le pays de Yomi, dans le monde inférieur soit les Enfers. Izanagi avec beaucoup de chagrin et de tristesse veut récupérer sa femme. Arrivé en bas de la Terre, il demande à la voir et lui demande de remonter avec lui au pays des vivants. Mais pendant que Izanami négocie son retour avec les kami de Yomi, Izanagi découvre que le corps de sa femme, qui jusque là avait l'air intact, est en fait en décomposition et que “des vers grouillaient” dans son cadavre ambulant. Pris de panique, il remonte au pays des vivants, et à la manière de Gargantua, urine afin de créer une rivière qui aurait la fonction de séparer le pays des morts de celui des vivants. Izanami, couverte de honte, pourchasse Izanagi de sa colère et de chaque coté de la rivière, une dispute éclate entre les deux kami. Izanami, furieuse, promet à Izanagi de tuer mille créatures par jour, et Izanagi de répondre qu'il en créera mille cinq cents quotidiennement pour compenser les pertes. Et c’est ainsi que les textes sacrés japonais expliquent le cycle exponentiel de la vie. Izanagi part ensuite se purifier dans un fleuve, pour retirer toutes les saletés et les parasites qu’il a accumulé lors de son passage au pays des morts. De sa purification naissent trois kami : de l'œil gauche d’Izanagi sort la déesse du Soleil Amateretsu , de son œil droit la dieu de la Lune Tsuki-yomi, possesseur de la Nuit, et de son nez sort le kami possesseur de la Terre, Susanoo. Izanami et Izanami n'étant plus un couple (désormais Izanagi gouverne les pays d'en-haut, et Izanami les pays d'en-bas) le temps est venu pour la genèse de l'Homme.
Empereur Jimnu


Septième étape: la genèse de l’Homme.


Selon le Kojiki, les Hommes seraient des descendants des kami célestes partis vivre sur Terre. Au fur et à mesure des générations, ils auraient perdu la divinité qui les rendaient même supérieurs aux autres kami, pour devenir de simples mortels. Les textes sacrés disent même que le Premier Empereur du Japon, Jimnu, est un descendant direct de la déesse du Soleil. Il a donc une origine plus divine que les autres hommes, ce qui explique que par principe, il doit gouverner ses sujets, soumis à son règne et après lui, à celui de sa descendance.